martedì, ottobre 10, 2006

La Cecenia vista da Anna Politkovskaïa

Tratto da Lemonde.fr.

Aujourd'hui, la Tchétchénie a été le théâtre d'un nouveau simulacre d'élection présidentielle. Bien entendu, le favori du Kremlin, Alou Alkhanov, a remporté le scrutin haut la main. Mais, dans les faits, la République est dirigée par un homme complètement fou : Ramzan Kadyrov, 27 ans, fils d'Akhmad Kadyrov, le président précédent, qui avait lui aussi été "élu à une écrasante majorité", en octobre 2003, avant d'être assassiné le 9 mai dernier.

Au début de l'année 2003, il avait été nommé chef du service de sécurité de son père. A ce poste, il n'a pas su empêcher l'attentat qui lui a coûté la vie. Mais au lieu d'être limogé pour incompétence, il est immédiatement monté en grade, sur intervention expresse de Poutine en personne. Désormais, il est vice-premier ministre de la Tchétchénie et responsable en chef des structures de force de la République - ce qui signifie qu'il est chargé de la police, de diverses brigades d'intervention et de la section locale de l'OMON 43. Ramzan n'a aucun diplôme. En revanche, il est titulaire du grade de capitaine de police. Dieu seul sait pour quel mérite exceptionnel ce titre lui a été attribué : normalement, il faut avoir fait des études supérieures... Il a désormais sous ses ordres des colonels et des généraux de l'armée, qui exécutent ses injonctions sans rechigner. Pourquoi ces militaires aguerris acceptent-ils de se plier à la volonté de ce jeune chien fou sans éducation ? Pour une seule raison : ils savent que c'est Poutine lui-même qui l'a nommé à ce poste.
Mais qui est donc Ramzan Kadyrov, cet homme qui contrôle toute la Tchétchénie et qui lève un tribut aux quatre coins de la République comme s'il était un bey ottoman ? Ramzan sort peu de son village, Tsentoroï, l'un des endroits les plus sinistres qui soient. Sa quasi-réclusion ne doit rien au hasard. Ce hameau est un entrelacs de petites rues étroites longées de gigantesques clôtures électrifiées. Derrière la plupart de ces palissades surveillées par des hommes à la mine patibulaire se trouvent des résidences qui appartiennent à la famille Kadyrov, à son entourage proche et aux membres du "service de sécurité du président" - un détachement spécial créé du vivant d'Akhmad et qui est à présent dévoué à son fils, même si celui-ci n'est pas président, mais seulement vice-premier ministre.
Tous les habitants de Tsentoroï qui, pour une raison ou pour une autre, suscitaient la suspicion des Kadyrov ont été relogés de force dans d'autres villages. Quant à leurs maisons, elles ont été attribuées aux partisans de la famille régnante et, spécialement, au "service de sécurité du président". Cette organisation paramilitaire informelle - mais très bien fournie en armes fédérales - n'est enregistrée nulle part. Officiellement, aucune instance des structures locales ou fédérales n'est au courant de son existence. De fait, c'est une bande armée comme il y en a beaucoup en Tchétchénie. La seule chose qui la distingue des groupes de Bassaev, c'est qu'elle est contrôlée par le favori de Poutine. Ce qui signifie qu'elle peut tout se permettre.
Comme s'ils étaient des militaires fédéraux, les "kadyroviens" participent aux escarmouches avec les rebelles. Et comme s'ils étaient des agents du ministère de l'intérieur, ils arrêtent et interrogent des "suspects". Mais comme, au fond, ils ne sont rien de plus que des bandits, ils ne se privent pas de torturer, parfois à mort, les malheureux qui tombent entre leurs mains. Les caves de plusieurs maisons de Tsentoroï ont été transformées en miniprisons à cet effet.
Aucun procureur ne viendra jamais ordonner une enquête sur ce qui se passe dans cette zone de non-droit. Car telle est la volonté de Poutine : Ramzan est au-dessus des lois. Les règles qui valent pour tous ne s'appliquent pas à lui, puisqu'il combat les terroristes "à sa façon". En vérité, il ne combat nullement les terroristes. Il est bien trop occupé à piller le pays. Et c'est ce pillage qu'il camoufle en "lutte antiterroriste".
Tsentoroï est pratiquement devenue la nouvelle capitale tchétchène. Tous les fonctionnaires locaux y viennent en pèlerinage pour s'incliner devant le maître des lieux. Parfois, c'est lui qui les mande, et ils accourent immédiatement. Tous. Y compris Sergueï Abramov, le jeune premier ministre de la République, le supérieur hiérarchique direct de Ramzan, si l'on en croit la répartition officielle des postes au sein du gouvernement... Ce bourg est le véritable centre du pouvoir. C'est ici que sont prises toutes les décisions d'importance. C'est ici, par exemple, qu'il a été décidé qu'Alou Alkhanov allait succéder à Akhmad Kadyrov au poste de président.
Ramzan se rend rarement à Grozny, car il craint pour sa vie : il faut une heure et demie de voiture pour rejoindre la capitale officielle, et les routes ne sont pas sûres. Voilà pourquoi Tsentoroï a été transformée en forteresse. Le village se trouve au centre d'un périmètre de haute sécurité. Pour y parvenir, il faut franchir toute une série de points de contrôle. A la sortie de ces interminables procédures de vérification, on me conduit dans la "maison des invités". J'y patiente, contrainte et forcée, pendant six à sept heures. Il se fait tard. Or en Tchétchénie, quand l'obscurité commence à tomber, chacun se met précipitamment à chercher un abri. La nuit est mortelle, dehors. Je m'adresse aux gardes, qui ressemblent de plus en plus à des geôliers. "Où est Ramzan ? Nous avions pris rendez-vous ! - Il va arriver, t'en fais pas", grommelle l'un d'eux.
Un certain Vakha Vissaev ne me lâche pas d'une semelle. Il m'a dit être le directeur de l'entreprise Iougoïlprodukt, dont l'actif principal est une petite usine de raffinage de pétrole située à Goudermes, la deuxième ville du pays.
Vakha me propose de visiter la "maison des invités" (...). La terrasse (à colonnes !) est décorée de meubles en bambou. Vakha me montre les étiquettes pour me prouver que ces bancs et ces fauteuils viennent de Hongkong. On dirait que c'est très important à ses yeux. Peut-être est-ce un cadeau qu'il a payé de sa poche... Cela n'aurait rien d'étonnant : tous ceux qui veulent faire des affaires dans la République rivalisent d'ingéniosité pour offrir à Ramzan les présents les plus originaux. Il vaut mieux être en bons termes avec le jeune chef, tout le monde l'a très bien compris. Le sort d'Akhmed Goutiev est dans toutes les mémoires...
Goutiev dirigeait le district de Chali. Un jour, il n'a pas payé le tribut que Ramzan lui réclamait. Les hommes de Ramzan l'ont enlevé et torturé. Puis ils ont exigé de sa famille une rançon de 100 000 dollars. Les Goutiev ont réussi à trouver cette somme et l'ont remise aux ravisseurs. Akhmed a été relâché, dans un sale état. Il a immédiatement quitté la Tchétchénie, et un autre candidat au suicide a été nommé à son poste. Je connaissais personnellement Goutiev. C'était un jeune homme intelligent, qui semblait plein d'avenir. Il m'avait dit qu'il respectait Poutine et qu'il pensait qu'étant donné les circonstances la promotion de Ramzan au rang de numéro un officieux de la République était une bonne chose, car il allait "débarrasser la Tchétchénie des wahhabites"... Je me demande quelle est son opinion à présent. Mais je ne le saurai probablement jamais : d'après des rumeurs insistantes, il se serait réfugié à l'étranger.
Revenons à la description du pavillon. En face de l'entrée principale, on a installé une cheminée en marbre. Le couloir à droite mène vers les saunas, le jacuzzi et la piscine. Mais l'attraction principale, ce sont les deux immenses chambres à coucher et leurs lits gigantesques. L'une des chambres est peinte en bleu clair, l'autre en rose. De toutes parts on est écrasé par des meubles massifs en bois sombre. Et sur chacun, sans exception, il y a encore l'étiquette du vendeur ! Ce ne sont pas des petites étiquettes discrètes, collées dans un coin, qu'on aurait oublié de retirer : non, il s'agit d'inscriptions énormes ! On ne peut pas les rater. Elles semblent hurler à tous les visiteurs : "Cette commode a coûté tant de milliers de dollars ! Ce miroir est très cher ! Ces toilettes sont hors de prix !" Bref, toute cette résidence est d'une vulgarité sans nom. (...)
Ramzan arrive à la nuit tombée, entouré d'une nuée d'hommes en armes qui se dispersent dans tout le pavillon. Certains d'entre eux assistent à ma conversation avec leur chef et n'hésitent pas à m'interrompre très brutalement, avec une grande agressivité. Ramzan s'affale dans un fauteuil et se met à l'aise. Il enlève ses chaussures et étend ses jambes, au point que ses pieds se retrouvent à quelques centimètres de mon nez, mais il ne paraît même pas s'en rendre compte. Charmant. Je recule un peu avant de commencer l'entretien en l'interrogeant sur ses objectifs.
"Nous voulons remettre de l'ordre, pas seulement en Tchétchénie, mais dans tout le Caucase du Nord. Pour qu'à tout moment nous puissions nous rendre sans problème à Stavropol, voire à Saint-Pétersbourg. Nous sommes prêts à combattre partout en Russie. Nous allons nous occuper des bandits où qu'ils se trouvent.
- Qui appelez-vous "bandits" ?
- Maskhadov (président élu de Tchétchénie, tué en mars 2005), Bassaev (chef terroriste, tué en juillet 2006) et leurs semblables.
- Vos hommes ont donc pour but de débusquer Maskhadov et Bassaev ?
- Oui. L'essentiel, c'est de les trouver et de les abattre.
- Vous ne parlez que d'"abattre", de "liquider"... La guerre n'a-t-elle pas suffisamment duré ?
- Bien sûr qu'elle a suffisamment duré ! D'ailleurs, nos ennemis s'en rendent bien compte. La preuve : il y a déjà 700 boïeviki qui se sont rendus à mes combattants. Maintenant, ces anciens maquisards sont revenus à une vie normale... Nous voulons que les autres abandonnent à leur tour cette résistance inutile. Mais ils continuent de guerroyer. Et nous n'avons d'autre choix que de les liquider. Aujourd'hui encore, nous en avons attrapé trois. Deux d'entre eux ont été tués. (...)
- Quel droit avez-vous de liquider quiconque, a fortiori en Ingouchie ? Officiellement, vos hommes ne sont que le service de sécurité du président de la Tchétchénie...
- C'est notre droit le plus strict. Nous avons réalisé cette opération conjointement avec le FSB ingouche. Nous avons obtenu toutes les autorisations officielles requises. (Il ment : il n'a même pas cherché à obtenir la moindre autorisation. A. P.) (...)
- Récemment, vous avez lancé un ultimatum à tous les rebelles qui ne se sont toujours pas rendus. Cet ultimatum visait-il expressément Maskhadov ?
- Non. Il était destiné à tous ces gamins de 17 ou 18 ans qui ne connaissent pas grand-chose de la vie, qui ne comprennent rien à la situation et qui ont été dupés par Maskhadov. Ils l'ont rejoint dans les forêts. Maintenant, leurs mères pleurent, elles viennent me voir en m'implorant : "Ramzan, retrouve nos fils !" Elles maudissent Maskhadov. Par conséquent, cet appel, c'est aussi un ultimatum à toutes les femmes, pour leur dire de bien surveiller leurs enfants. J'ai prévenu les mères des rebelles : elles doivent raisonner leurs fils, les convaincre de rentrer. Ceux qui ne se rendront pas seront abattus. Evidemment. La question ne se pose même pas.
- Mais peut-être est-il temps pour les Tchétchènes de cesser de s'entretuer et de s'asseoir autour d'une table de négociations ?
- Avec qui pourrais-je m'asseoir autour de la même table ?
- Avec tous vos compatriotes qui sont dans le maquis.
- Vous pensez encore à Maskhadov ? Mais Maskhadov n'est plus rien. Personne ne l'écoute. L'homme fort, c'est Bassaev. C'est un grand guerrier, un bon stratège, et j'ose même dire que c'est un bon Tchétchène. Quant à Maskhadov, ce n'est qu'un vieillard. Le pauvre, il ne peut plus rien ! (Ramzan part d'un grand éclat de rire. Toute sa cour se met immédiatement à rire à son tour.)
- Vous semblez mépriser Maskhadov et respecter Bassaev, c'est étrange...
- Je respecte Bassaev en tant que guerrier. On peut dire ce que l'on veut de lui, ce n'est pas un lâche. Je prie Allah pour qu'il me permette de défier Bassaev en combat singulier. Chacun a ses rêves. Certains rêvent d'être président, d'autres d'être aviateur ou agriculteur... Moi, je rêve de me confronter à Bassaev, dans une bataille loyale. Mon groupe contre le sien, et personne d'autre. (...)
- Et si Bassaev sortait vainqueur de ce combat ?
- C'est impossible. Je gagne toujours.
- Comment vous définiriez-vous vous-même ? Quel est votre point fort ?
- Je ne comprends pas cette question.
- En quoi êtes-vous fort et en quoi êtes-vous faible ?
- Je ne suis faible en rien du tout. Je suis fort. Si Alou Alkhanov est devenu président, c'est parce que j'estime qu'il est fort. Je lui fais confiance à cent pour cent. Tu crois que c'est le Kremlin qui décide ? (...)
" Si vous nous aviez laissés tranquilles, voilà longtemps que nous, les Tchétchènes, vivrions en paix.
- Qui ça, "vous" ?
- Les journalistes comme toi. Et certains hommes politiques russes. Vous ne nous laissez pas remettre de l'ordre. Vous semez la division chez nous. Toi, par exemple, tu t'es interposée entre les Tchétchènes. Tu es notre ennemie. Pour moi, tu es pire que Bassaev.
- Qui d'autre considérez-vous comme vos ennemis ?
- Je n'ai pas d'ennemis. Il y a seulement des bandits que je pourchasse.
- Avez-vous l'intention de devenir, un jour, président de la Tchétchénie ?
- Non.
- Qu'est-ce que vous aimez le plus faire dans la vie ?
- Faire la guerre. Je suis un guerrier.
- Avez-vous déjà tué quelqu'un de vos mains ?
- Non. Je suis un donneur d'ordres, pas un exécutant.
- Mais vous n'avez pas toujours donné des ordres... Il y a bien eu un moment où quelqu'un vous donnait des ordres, à vous.
- Oui, mon père. C'est le seul homme qui m'ait jamais donné des ordres.
- Avez-vous déjà donné l'ordre de tuer ?
- Oui.
- Cela ne vous fait pas peur ?
- Ce n'est pas ma décision, mais celle d'Allah. C'est lui qui nous dit de tuer les wahhabites.
- Et quand il n'en restera plus ? A qui allez-vous faire la guerre, alors ?
- Je m'occuperai de mes abeilles. J'ai des ruches, tu sais ? J'ai aussi des veaux. Et des chiens de combat.
- Avez-vous d'autres hobbies ?
- Les femmes. J'aime beaucoup les femmes.
- Votre épouse n'a rien contre ?
- Elle n'est pas au courant.
- Quelles études avez-vous faites ?
- Des études de droit. Je suis juriste.
- Votre mémoire, vous l'avez fait sur quel sujet ?
- J'ai oublié. C'était il y a longtemps."
La conversation prend soudain un tour tendu. Mon hôte se met à m'accuser de tous les maux. "Tu veux que nous épargnions les bandits... Tu es une ennemie du peuple tchétchène... Tu devras répondre de tout ce que tu as fait..." Ramzan gesticule bizarrement, il hurle de plus en plus fort en sautillant sur sa chaise. Il se conduit comme un enfant gâté : il éclate régulièrement de rire, se gratte, puis demande à ses gardes du corps de lui frotter le dos, ce qu'ils s'empressent de faire. Il s'étire dans tous les sens, se lève, exécute quelques pas de danse... Ses répliques sont de plus en plus décousues. Il se renverse dans son fauteuil, puis se lève d'un bond : on lui a dit qu'il était en train de passer à la télévision. Il est très content. Puis le petit écran montre Poutine. "Qu'il est beau !", s'écrie Ramzan avec ravissement. Il affirme que le président russe a une démarche de vrai montagnard. Pendant ce temps, il fait nuit noire. Il faut que je parte, mais l'atmosphère est très tendue... Finalement, Ramzan ordonne de m'emmener à Grozny.
Moussa, un ancien combattant indépendantiste, ainsi que deux gardes sont chargés de m'accompagner. Nous nous installons dans leur voiture. Je me dis que cette nuit, sur cette route sinistre pleine de postes de contrôle, ils vont sans doute me tuer. Mais non. Moussa semble avoir longtemps attendu de ne plus être à proximité de Ramzan pour parler à coeur ouvert. Quand il commence à me raconter l'histoire de sa vie, je comprends qu'il ne me tuera pas. Il veut que je raconte son destin au monde entier. Je vais vivre. Mais je ne peux pas m'empêcher de pleurer. De peur et de dégoût. "Ne pleure pas ! Tu es forte !", finit-il par me dire. (...)
C'est une histoire vieille comme la Russie : le Kremlin a élevé un petit dragon et doit maintenant le nourrir régulièrement pour qu'il ne crache pas du feu. En Tchétchénie, notre Etat a connu un échec monumental. Un échec que les hommes au pouvoir essayent de présenter comme une victoire éclatante. Le peuple tchétchène, pour sa part, n'a guère le choix. Il est bien obligé de composer avec le petit dragon, s'il tient à la vie. Le Kremlin a montré à ce peuple rebelle que, sous Poutine, il était impossible de protester. Et la majorité des Tchétchènes a fini par baisser la tête. Maintenant, c'est tout le pays qui suit leur exemple.

Extrait de Douloureuse Russie : Journal d'une femme en colère, d'Anna Politkovskaïa, traduit du russe par Natalia Rutkevitch, sous la direction de Galia Ackerman (Buchet-Chastel, 420 pages, 25 €). Anna Politkovskaïa était journaliste à la "Novaïa Gazeta".

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